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mardi 23 février 2016

La chevauchée des dieux : le vaudou haïtien

Carmen Bernand
Membre de l'Institut universitaire de France. Professeur à l'université de Paris X-Nanterre
 
 
 
 
Mélange de pratiques magiques, de sorcellerie et d'éléments empruntés à divers rituels venus d'Afrique noire, le vaudou garde toute son actualité à Haïti et dans certaines communautés afroaméricaines. Carmen Bernand nous explique comment les Haïtiens déjouent les pièges tendus par les loa, les esprits surnaturels, ou se concilient les divinités vaudou et lève un coin du voile sur les activités ambiguës de leurs prêtres-sorciers.
 De l'Afrique à Saint-Domingue et à Haïti
Le terme de vaudou ou vodun désigne au Dahomey un esprit et son image. Par extension, il s'applique aux rites de possession pratiqués en Haïti par les descendants des esclaves noirs. Qu'ils soient asiatiques, africains ou afroaméricains, ces rites adoptent une même configuration : des divinités anthropomorphisées investissent le corps d'un humain au cours d'une transe qui a lieu dans une cérémonie organisée à cet effet. Le possédé ou médium, qu'on appelle aussi le « cheval » du dieu, adopte un langage et un comportement qui sont propres à l'entité qu'il a incorporée. À la fin de l'expérience extatique, le possédé recouvre sa conscience mais perd tout souvenir de sa possession. À l'intérieur de cette catégorie on trouve des variantes. Celle du vaudou haïtien en est une, à la fois proche et différente de la santería de Cuba et du candomblé du Brésil.
L'histoire particulière de l'île de Saint-Domingue et de sa partie occidentale, Haïti, rend compte des spécificités du vaudou. Tout d'abord parce qu'à Haïti, le poids démographique des Noirs fut considérable avant l'indépendance et majoritaire aujourd'hui, après le massacre ou le départ des planteurs européens. À la veille de la rébellion des esclaves, les Noirs étaient cinq cent mille, les mulâtres quarante mille et les Blancs ne dépassaient le chiffre de trente mille. En outre, après l'insurrection de 1791, les liens avec l'Afrique furent coupés et les rites religieux ne reçurent pas de nouveaux apports. En 1785, l'arrivée massive de Congos et d'Angolas introduisit dans les croyances Yorouba – en particulier Fon – des éléments bantous. Enfin, Rome rompit les relations avec Haïti en 1804, date de la proclamation de l'indépendance, et ne les rétablit qu'en 1860. C'est dire que l'influence chrétienne resta minime.

Interdictions, répression et diaspora
Les réunions d'esclaves dans le but avoué de danser et de jouer de la musique furent mal vues par les autorités, qui craignaient un débordement des masses noires à l'issue de ces rencontres. Le Code Noir de 1685 pénalisa ces manifestations, sans pour autant les faire disparaître. À diverses reprises fut réitérée l'interdiction de célébrer des calendas – comme les sources désignaient ces festivités. Officiellement les esclaves étaient baptisés, comme le stipulait la loi, mais généralement les liens avec le christianisme se bornaient à ce sacrement, surtout dans les plantations sucrières.
Après la Révolution, en 1800, Toussaint-Louverture prit des mesures contre le vaudou. L'empereur Dessalines fit fusiller plusieurs de ses adeptes et un peu plus tard, sous le gouvernement Boyer, une répression très dure s'abattit sur la paysannerie, considérée comme superstitieuse et arriérée. Le Code pénal punit sévèrement les pratiques magiques et l'utilisation des zombis, ces morts vivants travaillant comme des esclaves pour le compte d'un sorcier ou d'un homme riche. Sous l'occupation américaine (1915-1934), l'obsession d'éradiquer le vaudou s'intensifia. Malgré les efforts des élites modernisantes, le vaudou ne fut jamais abandonné et le culte, transporté par les immigrés haïtiens aussi bien en France qu'aux États-Unis, s'ouvre à de nouveaux apports.
Le vaudou est une religion avec ses prêtres, les houngan, et ses prêtresses, les mambo, ses sanctuaires ou houmfo, ses autels et son panthéon de divinités. Ces êtres surnaturels sont appelés génériquement loa, mais il y a aussi d'autres entités comme les Jumeaux ou les Gardiens de la mort. Un objet étrange, pour sa forme ou en raison des circonstances de son obtention, peut devenir un talisman et se transformer en loa. C'est le cas des fragments de météorites ou des haches néolithiques des Indiens Arawak, anciens habitants de l'île, « pierres de foudre » qui peuvent se déplacer, siffler ou parler et qui sont associées au dieu guerrier Ogoun.

Les loa, esprits surnaturels
Les esprits forment deux grands groupes : les rada, d'origine Yorouba – Arada est une ville du Dahomey – et les petro, appelés aussi Lemba, qui proviennent du Congo. Chaque catégorie possède ses propres rythmes tambourinés ; les tambours sont à la fois des instruments de musique et des objets sacrés. Les loa du groupe rada sont plus « doux », plus « civilisés », alors que les petro sont plus forts, plus féroces et âpres. À l'intérieur de chaque groupe il y a des subdivisions. Les créoles ont leur place dans la catégorie petro, incarnés par Ti-Jean, nain unijambiste qui vit dans les arbres. Le groupe petro est aussi celui des forces mauvaises et de la sorcellerie. Car les houngan peuvent manipuler les esprits dans la « bonne » ou la « mauvaise » direction. Le culte peut être public ou domestique, pratiqué surtout dans les campagnes.
Les loa les plus importants sont censés habiter une cité mythique en Guinée, mais ils hantent également les arbres et les rivières, où les prêtres leur rendent visite et en reviennent pourvus de nouveaux pouvoirs. Deux entités appartiennent spécifiquement au monde aquatique : la Sirène et la Baleine, qui sont toujours ensemble. Les loa fréquentent également les arbres qui entourent le temple : palmiers, bougainvilliers, manguiers, considérés comme des « reposoirs » des esprits. C'est pourquoi on allume tout autour des cierges et on pend aux branches des offrandes.

Le panthéon vaudou
Il est difficile d'établir une liste des divinités vaudou. Celles-ci sont multiples, les noms peuvent changer et chaque temple en privilégie certaines. En outre le système reste ouvert, sans être rigidifié en une orthodoxie, et des personnages historiques ou emblématiques peuvent intégrer le panthéon sacré, comme ce fut le cas de Dessalines, sans compter qu'il existe une infinité de génies. Parmi les dieux les plus importants citons Legba, Damballah, Ogoun et Ezili. Legba est celui qui ouvre les barrières, le grand médiateur, le maître des carrefours et le protecteur des seuils. Il est représenté sous la forme d'un vieillard loqueteux, la pipe à la bouche, portant à l'épaule un sac de cuir et marchant avec difficulté à l'aide d'une béquille – objet qui d'ailleurs peut l'incarner. D'où son appellation de Legba-pied-cassé. Celui qu'il possède éprouve une transe très violente qui le terrasse, comme s'il avait été fulminé.
Damballah-wédo est le dieu serpent. Accompagné de sa femme, ils sont prêts à plonger dans un récipient ; selon les représentations, ils peuvent aussi prendre la forme d'un double arc-en-ciel, sorte de serpent céleste. Danballah est le maître de l'argent ; il aide à la découverte des trésors et sa couleur est le blanc, comme le métal qui lui est associé. Il est aussi représenté sous les traits de saint Patrick. Au Dahomey, Ogoun est le forgeron du monde mythique. À Haïti, Ogoun-la ferraillé est surtout un guerrier, revêtu de rouge, couleur de ses adeptes. Avec son épée et monté sur un cheval blanc, Ogoun rejoint saint Jacques, le Santiago exterminateur. Enfin la déesse Ezili incarne la beauté, la coquetterie et la sensualité. C'est une mulâtresse qui repousse ses prétendants à la peau noire. Les génies de la mort, les Guédés, ont aussi une grande importance. Leur couleur est le noir, ils aiment les lunettes de soleil et en portent parfois plusieurs paires. Ils sont personnifiés : Baron-Samedi, Baron-la-Croix, Baron-cimetière, Mama Brigitte…

Les rites de possession
La possession ne prend pas la même forme si le médium est investi par un loa ou par un mauvais esprit. On a interprété l'état de transe comme une manifestation psychopathologique. Il faut plutôt voir dans ses rites une théâtralité recherchée et accomplie par certains avec grand succès. Cependant la possession n'est pas la seule façon d'entrer en contact avec les entités ; celles-ci peuvent aussi se manifester dans un rêve ou encore dans la forêt ou au bord d'une rivière. Pour attirer les esprits dans le temple, les prêtres tracent sur le sol des dessins géométriques, les vévé, dont les motifs rappellent les « blasons » du Bénin – mais aussi les figures en forme de croix du Congo. Au Brésil, dans les cultes de possession umbanda, les pontos riscados comme on les appelle, sont dessinés à la craie. Les loa peuvent aussi se cacher dans des cruches, disposées autour des autels.
La cérémonie de la descente des dieux s'accompagne de divers rites : les drapeaux brodés et portés par deux femmes annoncent leur arrivée ; des formules incantatoires sont prononcées par les prêtres, des rythmes musicaux retentissent. Les sacrifices d'animaux sont nécessaires pour faire manger les dieux. D'ordinaire on choisit des poulets mais on peut sacrifier des boucs et même des taureaux. Les victimes sont d'abord lavées et parfumées ; on les « habille » avec des foulards ou des ornements divers. La mise à mort est précédé d'une mutilation : on châtre le bouc, on brise les pattes des poulets contre un poteau, on peut même leur arracher la tête par torsion mais d'ordinaire on les égorge. Le sang doit couler sur la tête des initiés.

Les zombis
Il est bien évident que les prêtres vaudou, comme tous ceux qui manipulent le sacré, sont ambigus et on leur prête des actes de sorcellerie dont le plus répandu est celui de la fabrication des zombis. Cette opération relève du boko, prêtre-sorcier qui « travaille des deux mains ». La « zombification » consiste à enlever l'âme de quelqu'un après sa mort pour le forcer à travailler pour le boko. La victime est coupable de transgressions multiples – dont l'adultère ou l'usurpation d'une terre – mais elle peut aussi être « vendue » au boko par quelqu'un qui souscrit un pacte avec lui en vue de s'enrichir. Parfois, à la mort d'un maître, les zombis errent dans la campagne, où ils sont nourris par charité, dans le but aussi de les éloigner au plus vite.
Dans une clinique psychiatrique de Port-au-Prince, le docteur Lamarque Douyon a essayé de rationaliser le phénomène de la « zombification ». En fait, la mort apparente du zombi serait provoquée par l'ingestion d'un poison composé d'herbes et de produits d'origine animale, qui réduit le métabolisme au point que ses fonctions vitales semblent avoir cessé. Tenue pour morte, la personne est enterrée et exhumée le soir même par un sorcier qui lui administre un contre-poison. L'individu reste plongé dans un état catatonique permanent, dû à la très faible oxygénation de son cerveau. Un régime alimentaire approprié, d'où le sel est banni, ainsi que l'administration d'autres substances, maintiendrait le zombi dans une sorte d'hébétude.
Les sociétés secrètes Bizango et Makanda inspirent également une forte crainte aux Haïtiens. Ses adeptes ont la réputation de manger des enfants et de transformer les humains en zombis. Les aînés prennent le titre d'« empereurs » ou d'« impératrices » ; les membres de Bizango sont censés se métamorphoser en animaux. À l'heure actuelle, ces sociétés s'efforcent de renforcer leur communauté d'appartenance et de se protéger contre les critiques des média.
La Constitution de 1987 affirme la liberté religieuse et fait du vaudou la religion nationale du peuple haïtien. Cette reconnaissance n'efface pas des sentiments ambivalents à son égard. Il est intéressant de signaler toutefois que la diaspora des Haïtiens, en particulier aux États-Unis, a favorisé une nouvelle vision de ce culte, grâce à l'intervention d'artistes et de musiciens, dont le groupe Boukman Eksperyans connaît en Amérique du Nord un grand succès. À l'université de Californie, Santa Bárbara, le vaudou fait l'objet de débats entre intellectuels et pratiquants, ce qui aura probablement une influence sur l'avenir de cette religion issue des plantations de sucre.
Carmen Bernand
Juin 2002
 

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